Eclairage de guerre |
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Antoine de Saint Exupéry Lettres à sa mère
Paris, lycée Saint Louis, 1917 Ma chère Maman, Vous me promettiez de m'écrire tous les jours ! Et je n'ai rien depuis longtemps... Nous sommes jeudi, dans trois jours, dimanche, je déjeune chez Madame de Menthon qui m'a invité, j'étais allé la voir et y avais laissé ma carte n'ayant trouvé personne, quelle chance. Il fait un temps triste et sale. Les soirs sont maintenant lugubres, tout Paris est peint en bleu... Les trams ont leur lumière bleue, au lycée Saint Louis, les lumières des corridors sont bleues, bref, c'est d'un effet étrange... et je ne crois pas que cela doive gêner beaucoup les boches. Cependant si. Quand maintenant on regarde Paris d'une fenêtre élevée on dirait une grande tache d'encre, pas un reflet, pas un halo, c'est merveilleux comme degré de non-luminosité ! Contravention à tous les gens qui auraient une fenêtre sur la rue éclairée ! Il faut d'énormes rideaux ! Je viens de lire un peu de Bible : quelle merveille, quelle simplicité puissante de style et quelle poésie souvent. Les commandements qui ont bien 25 pages, sont des chefs-d'œuvre de législation et de bon sens. Partout les lois de la morale éclatent dans leur utilité et leur beauté : c'est splendide. Avez-vous lu les Proverbes de Salomon ? Et le Cantique des cantiques, quelle belle chose ! Il y a de tout dans ce livre on trouve même souvent un pessimisme autrement profond et autrement vrai que celui des auteurs qui ont pris ce genre-là par chic. Avez-vous lu l'Ecclésiaste ? Je vous quitte. Je vais bien physiquement, moralement et mathématiquement parlant. Je vous embrasse bien fort. Votre fils qui vous aime. Antoine Gallimard, 2013 |