Louis Le Chatelier, ingénieur, est né à Paris le 20 février 1815. Il est mort dans la même ville le 10 novembre 1873, enlevé prématurément à l'âge de 59 ans, dans la force intellectuelle et l'éclat de la renommée.

Esprit multiple, aux vues larges et encyclopédiques, l'art des mines et de la métallurgie, l'exploitation des chemins de fer, l'agronomie, lui doivent des travaux de premier ordre. C'était une intelligence créatrice, avec le sens très pratique de la vulgarisation immédiate. On peut le considérer aussi comme un des fondateurs des lignes ferrées en France.
Louis Le Chatelier est peut-être l'un des plus modestes, parmi ces célébrités, mais ce n'est pas un des moins méritants et l'un de ceux dont l'œuvre soit la moins féconde. C'est principalement dans les dernières années de sa vie que nous avons pu l'observer de très près, à l'époque où il venait d'acquérir une propriété dans une partie nouvellement desséchée du département des Landes, à l'ouest de Bordeaux. Il avait formé le projet d'en achever l'assainissement par une méthode nouvelle et au moyen d'engrais spéciaux, dont il avait étudié la nature et préparé la composition d'après les éléments des terres dont il avait fait de nombreuses analyses. Sur ces questions spéciales de chimie agricole, il avait eu, en ma présence, de fréquentes conférences avec mon père, fort compétent dans la matière.
Louis Le Chatelier avait fait à Paris, au collège Rollin, de brillantes études, couronnées, l'année de son entrée à l'École polytechnique, par un succès peu commun : le premier prix de mathématiques spéciales et le second prix de physique au Concours général. Il fut admis en 1834 dans ce glorieux établissement, pépinière de la plupart des grands savants du XIXe siècle. En 1830 il en sortit dans les premiers numéros, pour passer à l'École des Mines. Il y fit ses études complètes, en deux années seulement, et, à la suite, il accomplit un seul voyage d'instruction de sept mois, dans le Nord de la France, en Belgique, puis en Allemagne.
A cette époque, l'industrie des mines et la métallurgie prenaient leur essor. Louis Le Chatelier y appliqua ses remarquables aptitudes, après avoir observé l'état de toutes les questions techniques. C'est ainsi qu'il vit dans le département du Pas-de-Calais les recherches par sondages qui se faisaient pour trouver le prolongement du bassin houiller du département du Nord, recherches qui furent alors infructueuses, mais qui devaient être reprises quelques années plus tard avec un éclatant succès. En Belgique, il visita les nombreuses mines à fer nouvellement créées ou en voie de création. En Allemagne, il étudia les premières échelles mécaniques et les premiers emplois des câbles en fil de fer mis au service de l'extraction, en remplacement des câbles ou des chaînes. Il étudia aussi l'emploi de l'air chaud, inventé quelques années auparavant en Ecosse pour les hauts-fourneaux, et qui commençait à jouer un rôle important dans la métallurgie. Il s adonna ainsi aux méthodes nouvelles au moyen desquelles Plattner, en Écosse, montrait que le chalumeau, dans certaines conditions, pouvait devenir un instrument très précieux pour les analyses quantitatives et qualitatives de la chimie métallurgique.
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Nous touchons, à ce moment-ci, à une époque solennelle pour la France et pour la carrière de Louis Le Chatelier. C'est à cet instant que la grande industrie des chemins de fer, après de longues hésitations et des pronostics fâcheux, restés célèbres, parce qu'ils étaient émis par des orateurs illustres, dans nos Chambres politiques, allait enfin prendre en France un développement définitif. A la fin de 1842, nous n'avions encore que 600 kilomètres de lignes ferrées, en tronçons isolés, dans la Loire, le Nord, l'Alsace, le Gard, l'Hérault. De Paris même, on ne pouvait se rendre en chemin de fer qu'à Saint-Germain-en-Laye, Versailles et Corbeil. La Belgique comptait des voies plus étendues que les nôtres. Cependant les lignes de Rouen et d'Orléans étaient en construction et beaucoup d'autres en projet ou en préparation. Les pouvoirs publics, en outre, après les débats auxquels nous avons fait allusion plus haut, avaient promulgué la fameuse loi de 1842. Il était évident qu'ils s'ouvraient de brillantes perspectives aux ingénieurs capables d'entrer résolument dans cette carrière nouvelle. Louis Le Chatelier n'hésita pas. Il demanda et il obtint en 1843 de passer dans le service du contrôle, où il resta jusqu'en 1845, occupé aux questions capitales de tracé, de construction et d'exploitation. Dans l'intervalle, en 1844, il avait reçu du gouvernement de Louis-Philippe la mission d'aller étudier les mêmes questions sur place, en Allemagne, qui avait alors l'avantage de compter 2830 kilomètres de chemins de fer en exploitation, c'est-à-dire quatre fois plus que nous.
Le Chatelier rapporta de ce voyage un ouvrage extrêmement important, nourri de faits et de vues larges. Il parut en 1845 sous le titre de : Chemins de fer d'Allemagne. Il fut du plus utile secours à tous les ingénieurs français, qui y trouvèrent la description complète du réseau allemand, et pour chaque ligne, le système d'exécution, le tracé, la voie, les stations, le matériel, les frais d'établissement, l'exploitation et le produit de l'exploitation. Ce travail capital fit date dans la carrière de son auteur qui, en 1846, demanda à l'administration des mines un congé pour prendre un rôle actif comme ingénieur de chemins de fer. C'est à ce titre que de 1846 à 1848, il fut successivement chargé d'organiser le service du matériel sur le chemin de fer du Nord, puis l'exploitation et la traction sur le chemin de fer du Centre Ensuite il fut chargé de préparer la voie de celui de Paris à Chartres. (...)
En 1852, il fut nommé membre de la commission centrale des machines à vapeur. Le 1er juin 1855, il quitta le service de l'administration et prit un congé qui devait se prolonger jusqu'au 1er octobre 1868. Durant les treize années de cet intervalle, il consacra sa vie, d'une façon très active, à toutes les entreprises financières et techniques qui, sous l'impulsion si remarquable des frères Emile et Isaac Pereire, ont transformé le monde économique et fait la richesse et la puissance matérielle de la France. Il participa à tous ces beaux travaux de canaux, de chemins de fer, de routes, de ponts, de viaducs, de mise en culture des Landes qui ont marqué en France ces années prospères.
Il fit partie aussi, à cette époque, du comité de fondation de l'Encyclopédie du XIXe siècle, projetée par les frères Péreire et qui comptait parmi ses principaux membres Émile Augier, Baudrillart, Claude Bernard, Berthelot, Barral, Victor Duruy, Charles Duveyrier, Hervé Faye, Jamin, Littré, Milne Edwards, Sainte-Beuve, Vacherot, Viollet-le-Duc, Zeller. Le président était Michel Chevalier. MM. Emile et Isaac Péreire, qui avaient mis à la disposition de l'œuvre un million, s'étaient réservés la vice-présidence. M. Eugène Péreire, aujourd'hui président de la Compagnie transatlantique et fils d'Isaac Pereire, en était le secrétaire général. Le but grandiose de ce projet était celui-ci : "Exposer comment doivent être employées les différentes ressources intellectuelles, morales, matérielles, que présente la société moderne, pour la réalisation du progrès social que le genre humain poursuit depuis un siècle, et établir le bilan des grandes conquêtes de la science dans toutes les branches de l'esprit humain." Cent volumes du format in-octavo devaient être consacrés à ce beau projet. Des matériaux d'un prix inestimable ont été réunis et discutés par toutes ces sommités de l'intelligence, durant neuf années d'un travail préparatoire assidu et régulier. Les événements, à jamais déplorables, de 1870 et de 1871, ont mis un obstacle sacrilège et définitif à leur glorieuse terminaison. M. Eugène Péreire en possède les illustres débris. Il ne tient qu'à lui de sauver du néant, pour le plus grand bien de l'humanité et pour sa propre renommée et celle de ses augustes parents, quelques-uns de ces précieux manuscrits.
A la veille de l'année 1870, toutes ces affaires étant terminées ou sur le point de recevoir une solution définitive, Louis Le Chatelier rentra dans le corps des mines, mais sans reprendre le service ordinaire. Il fut chargé d'une mission scientifique, consistant à étudier les procédés alors usités en France et à l'étranger pour la marche à contre-vapeur des machines locomotives, ainsi que la méthode due à M. Siemens pour la production directe de l'acier et du fer fondu sur la sole d'un four à réverbère. La première idée, qui est devenue simple et féconde depuis qu'elle a été élucidée par Le Chatelier d'une façon définitive, était demeurée, jusque-là, pleine d'obscurité et stérile. Voici en quoi elle consiste.
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Le procédé de Le Chatelier pour la production directe de l'acier fut tenté en France dans les usines de Fourchambault. Il échoua parce que, par esprit d'économie, au lieu défaire venir des briques siliceuses d'Angleterre, on prit des briques insuffisamment réfractaires. Le four fondit, on renouvela l'essai dans des conditions convenables, et il réussit complètement.
Le 16 juin 1872, Louis Le Chatelier fut nommé au grade d'inspecteur général dans le corps des mines. A la même date, il prit sa retraite, motivée, non par la fatigue et le besoin de repos, mais par la surdité dont il était affecté. Cette renonciation au service administratif fut pour lui le signal de nouveaux travaux d'agronomie et de chimie, que la mort vint interrompre brutalement au bout de quelques mois.
Louis Le Chatelier avait un esprit prompt, pratique, sympathique. De relations sûres et délicates, c'était un ami fidèle, un collègue dévoué. Officier de la Légion d'honneur et de l'ordre de Léopold de Belgique, commandeur de l'ordre de Charles III d'Espagne, chevalier de l'ordre de François Joseph d'Autriche, membre du conseil de la Société d'encouragement pour l'Industrie nationale, il était tout désigné pour entrer prochainement à l'Institut. Son nom a été donné à une des rues de Paris, sur la rive droite de la Seine. Son éloge a été écrit par M. Gallon, inspecteur général des mines, et inséré dans les Annales des Mines. Un discours a été prononcé sur sa tombe, le jour de ses funérailles, par M. Gruner, inspecteur général des mines, et M. A. Ronna lui a consacré une notice dans le journal Le Temps du 15 novembre 1873.
Le portrait ci-dessus a été fait d'après une photographie communiquée par la famille. Louis Le Chatelier a laissé une fille et cinq fils, qui portent dignement son nom dans les carrières qu'ils ont choisies.
Georges Barral
Le Panthéon scientifique de la tour Eiffel
Nouvelle librairie parisienne, Albert Savine éditeur, Paris, 1892.
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