Eau salée |
➔ |
Jean Perrin Les atomes, 1913
Mon œil cherche en vain une petite région « pratiquement homogène », sur ma main, sur la table où j'écris, sur les arbres ou sur le sol que j'aperçois de ma fenêtre. Et si, sans me montrer trop difficile, je délimite une région à peu près homogène, sur un tronc
d'arbre par exemple, il suffira de m'approcher pour distinguer sur l'écorce rugueuse les détails que je soupçonnais seulement, et pour, de nouveau, en soupçonner d'autres. Puis, quand mon œil tout seul deviendra impuissant, la loupe, le microscope, montrant chacune des parties successivement choisies à une échelle sans cesse plus grande, y révéleront de nouveaux détails, et encore de nouveaux, et quand enfin j'aurai atteint la limite actuelle de notre pouvoir, l'image que je fixerai sera bien plus différenciée que ne l'était celle d'abord perçue. On sait bien, en effet, qu'une cellule vivante est loin d'être homogène, qu'on y saisit une organisation complexe de filaments et de granules plongés dans un plasma irrégulier, où l'œil devine des choses qu'il se fatigue inutilement à vouloir préciser. Ainsi le fragment de matière qu'on pouvait d'abord espérer à peu près homogène, apparaît indéfiniment spongieux, et nous n'avons absolument aucune présomption qu'en allant plus loin on atteindrait enfin « de l'homogène », ou du moins de la matière où les propriétés varieraient régulièrement d'un point à l'autre.
Préface. |