Ce qu'il falloit trouver...
Il est certain que chacun butte à son propre bien en tout ce qu'il pense, ce qu'il dit , & ce qu'ilfait , & que l'on trouvera touſiours ceſte verité, fi l'on s'examinc geometriquement : car tous cherchent & deſirentle bien du corps; ou de l'eſprit ; & bien que pluſieurs vueillent persuader qu'ils ayment leurs amis pour leur seul bien, & d'un amour de ſimple bienveillance , ſans en deſirer ny en pretendre aucun profit , neantmoins ils ſe trompent , comme ils auoueront ingenuëment s'ils s'examiner comme il faut , car ils trouueront touſiours que l'amour de soy mesme, que l'on appelle l'amour propre , eſt la ſource & l'origine de tout ce que nous faiſons: & l'Euangilenous propose cet amour commele prototype, ou l'idée de celuy dont nous devons aymer nos semblables.
Mais la principale difficulté consiste à sçabvoir si nous pouvons aymer Dieu sans le meslange de nostre propre interest, car encore que plusieurs se sentent portez d'une telle affection vers Dieu, qu'il leur semble qu'ils aymeroisnt mieux perdre l’estre, & estre reduits au neant, que de permettre que l'on fist la moindre chose contre son honneur, neantmoins ce sentiment peut estre fondé sur leur propre interest, sans qu'ils l'apperçoivent, d'autant qu'ils croyent ne pouvoir estre sauvez s'ils n'empeschent tout le mal, & s'ils ne font tout le bien qui est dans leur puissance. Il faut neantmoins confesser que nous avons une lumiere en nous qui est suffisante pour nous porter à l'amour de Dieu sans y meller nos interests, pourveu qu'elle soit secondée & assistée, ou prevenue de la grace de Dieu, qui seul peut rompre tous les desseins du propre interest, & qui peut aisement briser toutes les chaisnes qui nous lient à nostre bien particulier, afin que la volonté suive promptement les propositions tant pratiques que theoriques que fait l'entendement en ces termes, il faut d'autant plus aymer chaque chose qu'elle est plus parfaite, & s'il y en a une qui soit infiniment plus parfaite que toutes les autres, il faut l'aymer plus que toutes les autres, & au prejudice de toutes les autres, particulierement si elle desire qu'on l'ayme en ceste façon, puisqu'il ne se peut faire que son desir ne soit tres-raisonnable & tres-parfait. Or ceste chose est Dieu, & consequemment il le faut aymer sans aucun interest, afin de luy rendre ce qui luy appartient, & de faire nostre devoir, ce que l'on peut executer auec la grace & l'aide de Dieu . Et tous ceux qui ne peuvent s’imaginer cela, & qui croient qu'il est impossible que nous aymions Dieu autrement que pour nostre propre bien, quelque inflection ou direction que l'entendement ou la volonté puissent faire, ne comprennent pas la puissance de Dieu, qui peut despouiller nos intentions de l'interest : car puisqu'il a tout creé pour soy-mesme, pourquoy ne peut-il reduire toutes choses à soy-mesme ?
Marin Mersenne Questions inouës ou récréation des savants
Paris, 1634.
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